mardi, décembre 19, 2006

26 – Aux grands mots

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La théorie de Tugdual se défendait, en effet j'avais donné l'apparence d'une petite amie plutôt détachée durant les semaines précédentes. Mais m'accuser d'indifférence et me dire que je sortais avec lui par pitié pour sa solitude, c'était proprement odieux, c'était faire fi de nos longues conversations si tendres, de notre complicité, de ces moments de bonheur dans les bras l'un de l'autre.
Aussi ma peine fit place à une colère immense, qui s'abattit sur lui avec la fureur d'une tempête de novembre. Je l'accusai à son tour d'essayer de se débarasser de moi avec un procédé qui manquait singulièrement d'élégance -mais en usant de mots plus fleuris- et que s'il trouvait que j'étais un mauvais coup au lit, il n'avait qu'à me le dire et on n'en parlerait plus, même si j'aurais beaucoup de peine à le croire – ce que je dis avec un semblant de suffisance, force m'est de l'admettre-.

Toujours est-il que nous nous chamaillions fameusement, et ce pour la première fois de notre relation. Tant et si bien que Coralie nous poussa à coup de pieds aux fesses jusqu'à l'escalier menant à l'étage, protestant qu'elle ne pouvait pas se concentrer dans ces conditions et qu'elle trouverait bien à dormir ici en bas.

Nous nous trouvâmes donc, fumant et rageant, au milieu de mon salon en désordre, à essayer de nous souvenir des insultes que nous nous réservions encore, lorsque mon téléphone sonna. Je m'approchai de la console sur laquelle il était posé quand Tugdual trouva intelligent de me faire remarquer que quand ce n'était pas lui qui téléphonait, je décrochais.

J'aurais pu faire ma tête de cochon, et ne pas répondre à la lancinante sonnerie pour lui donner tort. Je fis ma tête de laie. Je décrochai. Pour raccrocher aussitôt. C'était ma mère. Le téléphone sonna derechef, et je me croisai les bras, fulminant. Décidément, cette harpie n'avait aucune vergogne.
A la tête renfrognée que je devais faire, Tugdual se mit à hocher la tête puis à faire les cent pas, rangeant ici une revue ouverte en vrac, là un torchon posé sur le dossier d'une chaise. La sonnerie n'en finissait pas de retentir, de son volume strident et envahissant, interdisant d'engager toute conversation.
Tugdual eut bientôt fini de ranger le salon, non sans avoir découvert entre les coussins du canapé une petite culotte en dentelle perdue lors de notre dernière entrevue, ce qui finit par nous dérider tous deux.

Lorsque le téléphone nous laissa enfin en paix, Tugdual m'interrogea.

_ Que voulais-tu prouver, au juste ?

Un sourire ironique aux lèvres, je répondis :

_ Tu n'es pas crédible avec ta mauvaise foi de pacotille. Je te donne cours quand tu veux.

_ Oh, ça, je ne te disputerai pas le titre. Qui c'était, alors ?

_ Tu vas me faire une crise de jalousie maintenant ?

_ C'est une simple question, tu montes tout de suite sur tes ergots...

Parmi toutes les allusions qu'il pouvait faire, celle à notre première rencontre était la plus déloyale. Je me revis en poule de carton pâte, faisant les frais de ses blagues sur mes cuisses engageantes lors de la soirée de Séverine, et je fondis en larmes.

Totalement désarmé, Tugdual ne sut que faire d'autre que me prendre dans ses bras, et sa tendresse fit redoubler mes sanglots.

Pendant de longues minutes, il me berça ainsi contre lui, caressant mes cheveux, appuyant son menton sur ma tête, m'entourant la taille de sa chaleur, et une tiède torpeur vint endormir ma peine inarticulée.

Je savais que je lui devais une explication, un mot aurait peut-être suffi... notre amitié m'avait donné l'occasion de lui parler de mes relations très... inégales avec mes parents, spécialement avec ma mère aventureuse et instable, fort prompte à me livrer à moi-même dès mon plus jeune âge.
Mais rien ne vint, mes lèvres étaient scellées, ma gorge verrouillée.

vendredi, octobre 13, 2006

25 - Agendas incompatibles

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L'issue de cette soirée de rêve aurait dû m'inciter à plus de circonspection, à ne pas m'enflammer comme une jeune fille, bref, à laisser Tugdual me rappeler le premier.

L'indiscrète insistance de Coralie pour en connaître les menus détails, associée aux cris de joie de Séverine à peine informée et déjà arrivée à mon appartement en quatrième vitesse le lundi soir (alors que Simon et elle habitaient désormais à Paris), tout faisait signe pour me démontrer que ma relation avec Tugdual prenait un tour vraiment sérieux. Ma copine et ma cousine semblaient s'être donné le mot pour me donner les précieux conseils d'usage, en particulier le genre « si tu veux faire prendre la mayonnaise, tiens-le à distance ».

Prendre des conseils sentimentaux auprès d'elles était pure fantaisie, je le savais.


Tant et si bien que, dès que Séverine fut couchée dans le canapé du salon, je m'enfermai dans ma chambre pour allumer mon portable et tchater avec l'objet de tout ce remue-ménage.


Il était en ligne sur MSN, comme souvent d'ailleurs, et je l'abordai précipitamment, en l'abreuvant de compliments homériques, de gratifications délirantes et d'un petit bonsoir timide complètement en discordance.


Il me répondit sur le mode humoristique, puis bientôt nous devînmes tendres, enfin nous restâmes silencieux, en proie aux échos des sensations de la veille.

L'on frappa à ma porte et, sans attendre mon accord, Séverine pénétra dans ma chambre d'un air soupçonneux qui ne manqua pas de me faire venir le rouge aux joues.

Je fermai la fenêtre de conversation, m'absorbai dans la lecture d'un blogzine parfaitement inintéressant pour donner le change, mais ma cousine, qui se jeta tout d'abord sur mon téléphone portable pour l'éteindre et le confisquer, s'intéressa ensuite à mon écran.


Qui se mit à clignoter, pour la bonne raison que Tugdual venait de m'envoyer un nouveau message.


Elle ne connaissait pas le système, s'y intéressa tout d'abord, s'assura que c'était lui qui m'avait d'abord sollicitée, ce que je m'empressai un peu trop vite de confirmer, puis me somma d'écourter.


Séverine resta une semaine entière à la maison, surveillant constamment mon attitude envers Tugdual - le pauvre se demandait bien sur quelle maison de folles il était tombé - puis comme Coralie revenait travailler et que Simon donnait des signes d'impatience, elle repartit, laissant mon petit chez moi éminemment propre et tout bien rangé. Je n'en crus pas mes yeux, compte tenu de la façon dont elle l'avait dévasté la dernière fois.


Séverine ne revint pas par la suite. Mais comme l'exposition approchait, Coralie prit le relais, d'une autre manière, pour me pourrir la vie.

Je ne vis Tugdual que trois ou quatre fois, en coup de vent, dans les trois mois qui suivirent.


Chacun de ces rendez-vous étaient bénis, tendres, suaves, mais souvent précipités hélas, et cela me rendait plus triste et frustrée à chaque fois.

Qu'il habitât Saint Malo n'arrangeait rien, mais eût-il vécu à Rennes, nous ne nous serions pas vus davantage, pris chacun par nos activités respectives.


Et lorsque l'exposition arriva, cela faisait quatre semaines qu'il me demandait un rendez-vous, que je repoussais piteusement sans cesse.

Un beau soir, alors que Coralie et moi mettions une dernière main à l'une de nos créations, je vis Tugdual franchir la porte de l'atelier, le visage fermé. Je me jetai sans pudeur à son cou, mais il répondit à peine à mes baisers, et je sentis mon petit coeur d'artichaut s'effeuiller de peine.


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vendredi, septembre 22, 2006

24 - Aventures dominicales

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Là, sur le canapé à peine déplié de Coralie, Tugdual s'est littéralement effondré, encore tout habillé.

Je me suis démaquillée en admirant mon air pincé et mes cheveux trempés dans le miroir, une vraie figure de comedia del arte.

Néanmoins, avec la propension à l'optimisme qui me caractérise, je me dis qu'à toute chose malheur était bon : je venais enfin d'apprendre quelque chose d'essentiel sur Tugdual.

Il avait le vin dormeur.

Certains, comme moi, ont le vin gai, d'autres, que je ne fréquente pas et pour cause, ont le vin méchant ou bavard, lui avait le vin dormeur.

C'était un moindre mal, somme toute.


Le lendemain matin de bonne heure, encore à demie comateuse mais réveillée par une envie pressante comme seul le cidre peut en provoquer, je me précipitai vers la salle de bains, et voilà que j'y rencontrai Patrick, dont la présence en ces lieux confirmait ce que m'avait soufflé mon sixième sens : il avait passé une nuit de folie, à en juger par ses cernes bouffis et son torse velu dénudé. Il sortait de la pièce pourvu du même radar que le mien, de sorte que nous nous télescopâmes brutalement.

Je criai. Notre bousculade m'avait fait atrocement mal.

D'ordinaire, je dors en chien de fusil. Mais la présence de Tugdual à mes côtés, terriblement gênante, m'avait contrainte à m'allonger bien à plat, suffisamment loin de lui pour ne pas entraver ses mouvements, et dans une posture très raide pour juguler les miens. De sorte que je n'avais pu me rendre compte de ce qui, à la lueur du jour, s'étalait clairement sur mon flanc à présent : un énorme hématome, que Patrick venait de percuter, réveillant cruellement la douleur.

En voyant cela, le jeune homme poussa les hauts cris, réveillant toute la maisonnée :

_ « Pétard ! Comment tu t'es fait ça ? T'as percuté un camion ou quoi ? »

Grimaçant de douleur, je ne percevais aucun trace de sarcasme dans sa voix, plutôt de la stupéfaction. Aussi, je levai les yeux, et ce fut pour croiser son regard hébété. Mince, un crétin. C'est hélas souvent le cas avec les garçons faciles.

_ « Hum. Non. Je ne crois pas que je serais ici pour en parler. »

_ « Han. Ouais, p'têtre; mais tu devrais quand même te soigner... »

Je souris, pathétique, puis fermai la porte avant que Coralie ne pique ma place, car je l'entendais ouvrir la porte de la chambre.


La douleur en marchant se réveilla, j'en eus les larmes aux yeux.

Et je m'aperçus que j'étais incapable d'enfiler un pantalon, seul vêtement qui pût me permettre de rentrer en moto avec Tugdual.

Lequel, galant homme, ne me laissa pas le temps de respirer, me prit dans ses bras et m'emmena au CHU non sans avoir préalablement kidnappé les clés de voiture de Coralie et mis un jean.


Une vingtaine de radios plus tard, que mon assureur s'empresserait sans aucun doute de refuser de me rembourser, les médecins, à savoir les trois jeunes internes de garde ce dimanche aux urgences, après avoir dûment tâté ma nuisette chacun leur tour, étaient en mesure de diagnostiquer une bonne ecchymose, certes enflée et un peu douloureuse, mais inoffensive, et qui ne réclamerait que quelques massages à l'huile d'arnica.

Ignorant royalement Tugdual ainsi que le pépé qui patientait en geignant depuis trois quarts d'heure avec son pouce retourné dans le box d'à côté, ils me proposèrent même des soins intensifs à domicile. J'eus à peine le temps d'apprécier la silhouette du plus avenant, que Tugdual fit remarquer d'un ton assez sec que, d'une part, j'habitais Rennes et que, d'autre part, je disposais du nécessaire, merci.

Les trois compères partirent en riant pour enfin s'occuper de mon voisin d'infortune, et je restai en tête à tête avec mon chevalier servant, qui garda cependant ses distances nonobstant mon total désarroi, véritable appel à une débauche de tendresse.

Le dimanche étant gâché pour le travail, il me mit au train affublée d'une robe de Coralie sans écouter mes protestations (j'adore ma copine mais son goût vestimentaire est pour le moins contestable), et arrivée à la gare de Rennes, je le trouvai en compagnie d'un taxi, prêt à me ramener chez moi et à s'assurer que je pourrais me mouvoir avec une certaine autonomie.

J'avais beau être vexée par sa capacité à garder la tête froide en toutes circonstances, et par ses façons non moins réfrigérantes, je ne pouvais m'empêcher d'apprécier avec bonheur sa diligence à mon égard.


Arrivés dans mon appartement, nous commandâmes une pizza pour calmer notre faim (nous n'avions rien mangé en patientant des heures aux urgences), et nous nous installâmes devant la télévision, moi un plaid sur les genoux, lui un coussin sous ses pieds posés sur la table basse.


Bercée par les dialogues de la série « Urgences », je me laissai doucement glisser dans la torpeur bienfaisante instillée par les analgésiques, ma tête dodelinant vers son épaule, et je sentis comme dans un rêve, sa bouche se poser sur la mienne.


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lundi, septembre 18, 2006

23 - Renversement de situation

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Nous travaillâmes dans une ambiance franchement décontractée tout le reste du week-end.

Pendant que Tugdual faisait le marché, se lamentait sur l'équipement très insuffisant de ma collègue quant aux préparations culinaires et s'enfermait rageusement dans la cuisine alors que nous débouchions chacune notre deuxième bouteille de bière, le projet avançait à pas de géant.

Les dessins, les prototypes, les exclamations de joie fusaient tour à tour du bureau-atelier-salon de Coralie, et le fait est que nous avions de quoi être fières.

L'inspiration « métissage » était très au goût du jour, et nous la déclinions sous toutes ses formes. Non seulement le celto-africain ressortait fabuleusement, mais encore le slavo-amérindien et le sino-touareg alliaient éclat, sophistication, authenticité et esthétique... nous avions trouvé un filon de créativité et d'originalité idéal.

A peine avions-nous jeté un oeil à des magazines de mode, de haute couture, de tendances, nous nous jetions sur nos feuilles de papier comme la misère sur le pauvre monde, enthousiastes, assoiffées de gloire et persuadées de notre génie, nous congratulant mutuellement comme deux petites filles en train de réaliser l'idée du siècle...

Notre association allait porter des fruits fabuleux, nous étions déjà les pionnières du bijou semi fantaisie, nous allions en devenir les impératrices !

Enfin.


Tout bien considéré, l'association de nos banquiers allait peut-être nous permettre d'éditer cinq ou six parures en exemplaires uniques. C'est la conclusion à laquelle nous aboutîmes lorsque, enfiévrées, nous nous étions mis à calculer le prix de revient pour avoir une idée du prix de vente de nos merveilles... Un véritable gouffre, surtout qu'à ce tarif, les bobos les plus branchées resteraient circonspectes à l'idée de s'en rendre propriétaires...

Sur le constat de cette réalité tout à fait déprimante, nos mines dépitées s'allongèrent devant le plat triomphalement servi par notre jeune chef personnel : un Osso Bucco de la première qualité, digne d'un maestro de la cuisine italienne.

Le pauvre ne méritait pas cela... mais c'était plus fort que nous. L'appétit nous avait quitté avec la foi en notre projet, de sorte que, à demi-vexé, Tugdual tourna les talons pour visiter le Château de la Duchesse Anne et nous laisser en tête à tête avec une montagne de vaisselle, nos croquis éparpillés partout dans la pièce et un gros chagrin à noyer.

Comme il était plus de neuf heures et demi, que nous avions fini toutes les bières disponibles et qu'il n'était pas rentré, je me rendis à l'évidence, il fallait me préoccuper de son sort, et lui demander si possible de ramener un pack.

Nous pouffions encore à l'idée de sa vie d'homme au foyer totalement à nos ordres, lorsqu'il pointa le bout de son nez... totalement ivre.

En fait de Château de la Duchesse Anne, sa visite semblait avoir consisté à une inspection systématique des bars du quartier. Nous ne pouvions l'en blâmer, il est vrai, nombre d'entre eux étaient hautement fréquentables avec leurs marques de bières et de whisky très respectables.

La surprise le suivait de près : il fit entrer un autre jeune homme sur ses talons... Un copain de fac, nous dit-il dans une élocution un rien hésitante : Patrick.

Patrick, fort bel homme, tenait légèrement plus debout que Tugdual. Et il mangeait des yeux ma Coralie, qui le lui rendait bien...

Coralie étant un peu ma jumelle, enfin la jumelle de l'ancienne moi très aventureuse et pas du tout sage, je ne mis pas longtemps à réaliser que les lieux allaient promptement se transformer en suite nuptiale temporaire, et je tâchai de convaincre tant bien que mal Tugdual de sortir au restaurant avec moi.

Le bougre ne se laissait pas faire, loin de là, et il me fallut plus que de la persuasion, une autorité sans faille, pour le traîner hors du lieu du crime avant que Patrick ne réalisât le piège.

Chaussée de bottes extravagantes aux talons à l'altitude improbable empruntées à la garde-robe de Coralie, je m'accrochai littéralement au bras de mon chevalier servant, dont la langue était fort déliée en raison de son taux d'alcoolémie tenant du prodige, et qui, sentant mon corps chanceler contre le sien, m'entoura de son bras comme pour me soutenir. Mais c'était l'inverse qui se produisait. Et mon équilibre déjà menacé par l'audace des talons portés, les pavés mouillés, très glissants, ma légère griserie entretenue par les bières ingérées, devint si précaire qu'arriva ce qui devait arriver : nous nous affalâmes tous deux devant l'église Sainte Croix, sous les yeux ébaubis des rares passants ayant osé braver la pluie pour avaler quelques galettes.


J'étais tombée sur le côté, entraînant Tugdual dans ma chute, qui recouvrait à présent mon corps du sien, ses deux bras de part et d'autre de moi, les mains dans la boue.

Mon chignon avait heureusement amorti le choc, mais le bruit sec de la barette contre le pavé affola le pauvre garçon qui, sans se relever, m'appela d'un ton déchirant.

_ « Titiane ? Oh, Titiane, tu n'as rien ? Réponds-moi ! »

Un peu écrasée par sa masse, je manquais de souffle et cherchais surtout à trouver un appui pour nous relever... je ne répondis donc pas, ce qui l'affola encore davantage, au point qu'il entama une série de bouche-à-bouche et de massages cardiaques avant que je n'aie eu le temps de prononcer un mot.

Ce n'est que lorsque j'éternuai en direction de son visage qu'il comprit que j'allais très bien.

Il devait me reprocher longtemps ce silence bien involontaire et tout à fait innocent qui l'avait fait paniquer et se couvrir de ridicule... et de mes postillons douteux. Pour ma part, je m'étais bien gardée d'en rire, le trouvant si touchant et si délicat de s'inquiéter pour moi, si bien que je n'avais rien trouvé à lui dire, je n'avais pu le rassurer qu'en le caressant de la main, maculant ainsi sa joue d'une boue à la composition franchement suspecte...

Le tableau était complet, j'aurais voulu l'humilier que je ne m'y serais pas prise autrement.

J'avais beaucoup de chance qu'il ait plus d'humour que moi, car lui éclata franchement de rire.


Notre arrivée au restaurant dans cet accoutrement à demi débraillés, décoiffés et crottés, avait fait sensation, on nous avait soigneusement placés près de la cheminée, et nous avions finalement fait la fermeture. Mais nous restâmes silencieux tout le restant de la soirée.

Je me rappelle fort mal du restaurant, du menu, de la tête des serveuses ou encore de l'heure à laquelle nous finîmes par sortir pour entrer dans un bar, un peu plus loin, pour y égréner les heures suivantes.

Je me souviens seulement de ce délicieux silence, des fourmis dans mes pieds, dans ma gorge, de mon envie inextinguible de toucher sa main, de caresser sa peau, de me noyer dans ses yeux, de goûter ses lèvres, de me fondre dans ses bras.

Pour la première fois depuis des années, je retrouvais doucement le vrai goût des aliments, bouchée après bouchée je savourais le bonheur d'être en vie, près de lui, le regard brillant, les joues roses, le souffle court.

Je l'écoutais vivre en face de moi.


Et j'anticipais avec délice l'instant où nous nous coucherions, enfin, dans le canapé de Coralie. Naïve que j'étais...


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samedi, septembre 16, 2006

22 - Les joies de la moto

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Pour tromper mon impatience, j'achetai les billets du concert, songeant que je trouverais toujours une bonne âme pour m'accompagner si d'aventure Tugdual me faisait faux bond. Et puis si je tardais trop, il n'y en aurait plus du tout.


Le vendredi s'acheva sans que j'aie de nouvelles de lui. Rompue par mes deux nuits blanches, j'étais dans un état de quasi somnambulisme, lorsque le téléphone sonna.

Coralie m'invitait à son tour pour le week-end afin que nous travaillions sur la collection que nous avions en tête.


La perspective des réjouissances que cela promettait aurait dû m'enthousiasmer, aussi Coralie avait écarté le combiné de son oreille de peur qu'un cri sauvage ne lui crevât le tympan, et elle n'entendit pas ma réponse désolée mais ferme.

Et comme je me surpris moi-même, je mis quelque temps à réaliser que je refusais, pour la première fois de ma vie, une occasion de m'amuser.

_ « Quoi ? »

Le dialogue qui suivit fut pour le moins confus. Etonnée, je ne savais trop me justifier, et puis je crois que j'avais réalisé deux choses très perturbantes : d'une part, Coralie me connaissait assez pour savoir que je ne refuserais pas une telle proposition sans avoir de sérieux motif au bas mot plus alléchant. Même pour l'amour d'un homme, je n'avais jamais tourné le dos à une copine en vue d'une java. Elle devait donc être ou passablement vexée, ou totalement affolée à mon sujet. D'autre part, la seule chose qui me faisait hésiter n'était pas le concert, qui n'aurait lieu qu'une semaine plus tard, mais l'anxiété avec laquelle j'attendais non de revoir Tugdual, mais qu'il me répondît.


Au sujet de Coralie, je me trompais. Elle était loin d'être vexée ou affolée. Elle se moquait ouvertement de moi, car elle avait sa petite idée sur mon emploi du temps impératif, et la seule chose qui l'inquiétât était le retard que prenait notre travail :

_ « Il faudrait qu'on soit opérationnelles pour la Foire Expo de Nantes, tu comprends ! Si on ne travaille pas maintenant, on est foutues ! Les fêtes arrivent, j'ai ma soeur et ses enfants qui débarquent pour les vacances, je ne vais pas pouvoir bosser beaucoup pendant deux semaines, il faudra que je rattrape mon retard... ça va être la panique et je ne suis pas du tout efficace en cas de panique : bref, on aura deux mois de retard sur le planning ! »

Excédée par sa litanie logorrhéique (car elle poursuivit sur ce ton geignard pendant au moins dix minutes sans interruption), je finis par lui signaler que nous étions toutes deux pourvues des outils nécessaires au travail en ligne : elle disposait même d'une planche à dessin numérique, et nous avions toutes deux webcams et scanners, ce qui nous permettait, par visioconférence, de nous entendre.

Ma propre mauvaise foi m'épatait.

Travailler sur des projets de cette nature exige d'être en contact avec la matière. Ce sont des métiers très sensuels. Tous les sens entrent en jeu. La vue, bien sûr, en premier lieu, mais aussi le toucher et même parfois l'ouïe. En effet, lorsqu'on crée un bijou à pampilles, ça n'a l'air de rien, mais si le son des pierres qui s'entrechoquent est déplaisant, il ne se vend pas.

Pour toutes ces raisons, je savais que mes arguments étaient d'une inanité confondante. Elle comme moi étions trop prises en semaine par nos activités respectives pour nous réunir, et le week-end suivant, je serais prise par le concert qui aurait lieu à Saint Malo, puis très vite les choses s'enchaîneraient et nous n'aurions pas le temps de nous voir.

En définitive, notre distance était un handicap considérable, et chaque instant passé ensemble était précieux.

Seulement, bohêmes comme nous étions, nous ne l'avions pas mesuré ni prévu, et nous étions sur le point de nous fâcher.

C'était trop bête.



Je soupirai. Après tout, j'avais mon téléphone portable. Et je pourrais consulter mes mails sur le site internet depuis l'appartement de Coralie.

_ « Ok, je viens. Mets les bières au frais. Ce week-end, on déjante à domicile ! »


Je fis mon sac en quatrième vitesse. J'étais sur le point de monter dans la Mini, quand je vis mon téléphone s'allumer, présageant la sonnerie salsa qui allait défier les lois de la discrétion citadine.


Je décrochai tout en empoignant la clé de la voiture : c'était Tugdual.


_ « Un instant, je mets l'oreillette, je suis derrière mon volant ! ». Un petit mensonge d'anticipation, rien que de très véniel.

_ « Je te vois très bien d'où je suis, tu sais. »

Le rouge me monta aux joues de façon stupéfiante.

Je le cherchai des yeux, l'observai s'avancer nonchalamment vers moi, son casque de moto sur le bras, refermant le clapet de son portable, et s'adresser à moi.

_ « Où pars-tu comme ça ? »

_ « Euh... à Nantes. Je rejoins ma complice de la semaine dernière. »

_ « Haaaaa. »

Le silence m'insupportait. J'avais essayé de lever l'ambiguïté, mais son Haaa sous-entendait toutes les turpitudes imaginables qui avaient dû lui venir à l'esprit.

Je dis la première chose qui me traversât la cervelle, inconsciente.

_ « Tu veux m'accompagner ? »

Il était maintenant à quelques centimètres de moi.

_ « Hum. J'arrive de Bruxelles. Je n'ai plus rien de propre, là.»

Gloups. Les images de son corps dénudé trouvant refuge entre mes draps venaient couvrir mon écran mental avec une persistance rétinienne fort dérangeante... M'accrocher à la prosaïque réalité. Vite.
_ « Coralie a une machine à laver, ce n'est pas un problème. Hop, dépêche-toi, mets ton sac dans mon... euh, sur les sièges arrière. Je t'emmène. »

_ « Si on prenait plutôt ma moto ? Je sors toujours plein de courbatures de ta voiture.»

Les hormones sont traîtresses. Quand vous auriez besoin de tout votre sang-froid, quand vous êtes déjà ébranlée de voir une attente s'achever brutalement pour être aussitôt remplacée par une autre, elles vous brûlent le bas des reins.

La moto de Tugdual. Argh.

_ « Hum... je file me changer alors. Une jupette au mois de novembre en moto... »

_ « En effet. Je monte avec toi. »


La nervosité fait un drôle d'effet à chacun. Moi, ça me rend extrêmement bavarde. Mais bavarde et maladroite. Aussi, comme depuis la salle d'eau je racontais à Tugdual mes derniers jours pour meubler le silence qui s'installait, je fis deux ou trois lapsus savoureux que je préfère avoir oubliés depuis... De ceux qui vous mettent dans un état de gêne absolue.


Lui me montra un visage indéchiffrable, de ces sourires indulgents et indifférents qui me rendaient folle.


Parée d'un pantalon de cuir et d'une parka signée René Derrhy, j'endossai mon sac à dos et chevauchai son engin avec un plaisir redoublé par la sensation de son corps contre le mien. Je serrai fort sa taille, collée à son torse, humant son cuir avec ivresse, étourdie par la vitesse.

Et j'arrivai chez Coralie gelée, trempée, défaite, car une veste signée a beaucoup d'allure, mais ne sait pas couper le vent.


Celle-ci nous reçut avec beaucoup d'affabilité, sans aucun commentaire sur notre rude goujatterie de ne l'avoir pas prévenue, et nous partîmes grignoter un kebab après une ou deux tasses de Viandox pour me réconforter.

Mais j'éternuais tellement fort en rentrant, grelottant et les yeux pleurant à flots, que lorsque nous dépliâmes le canapé de Coralie, celle-ci me proposa gentiment de dormir avec elle pour laisser Tugdual reposer en paix, en lui expliquant d'un ton charmant que si, pour notre première nuit ensemble, il entendait mes ronflements, elle se sentirait coupable d'avoir tué notre couple dans l'oeuf une deuxième fois.


Coralie a beau être une bonne copine, ses allusions me hérissèrent, et je ronflai copieusement à ses oreilles pour me venger tout le reste de la nuit.


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mercredi, septembre 13, 2006

21 - Grill égale fébrile

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En fait de premier pas, d'ordinaire, je suis plutôt douée pour mener le jeu de la séduction. Le conseil de Coralie n'aurait dû, par conséquent, ne me poser aucun problème pour peu que je l'écoutasse.

Seulement, la question à laquelle je devais répondre avant de décider si je devais gagner Saint Malo revêtue d'un ensemble de lingerie affriolant et d'une robe moulante, c'était : est-ce que je tenais à Tugdual ? Suffisamment pour lui courir après ?


Je ne pouvais ignorer, quelque envie que j'aie de ressentir ses baisers sur moi, que Tugdual ne saurait se contenter d'une aventure, que d'ailleurs notre amitié, aux sentiments nobles et profonds, n'y survivrait sûrement pas.

C'était même la conclusion à laquelle chacun de nous était arrivé après notre dernière entrevue : nous en avions explicitement convenu dans un email quelques semaines plus tard, quelques semaines où nous ne nous étions pas contactés, ce qui nous avait permis de prendre assez de recul pour en rire ensemble.

Seule une relation durable pourrait exister entre nous. Or, une relation durable, pour moi, ne pouvait être fondée que sur une forme d'amour véritable.


C'est une chose de s'éprendre d'un homme marié, ce qui n'engage à pas grand chose si ce n'est quelques brèves étreintes clandestines, c'en est une autre que d'envisager avec passion un homme libre de toute attache et en âge de vouloir devenir un père.


L'humour, la gentillesse, l'intégrité et le courage de Tugdual, qui venait tout de même de risquer un nouveau refus et ma mauvaise humeur pour me souhaiter mes euh... disons 32 ans... me le rendaient irrésistible. Et curieusement, la douceur de sa peau, son parfum, sa force, sa taille, qui restaient imprimés en moi avec persistance, n'étaient pas les premiers atouts qui me venaient à l'esprit lorsque je songeais à lui, et pourtant j'y étais fort sensible.


Voilà, son plus gros défaut, c'est qu'il était disponible. Et ce fait me terrorisait.


Je restai donc entre deux eaux pendant toute la semaine suivante, perturbée au point de ne rien faire de bon de mes journées. Tout au plus parvenais-je à faire mes comptes, à la grande satisfaction de mon comptable, mais aussi au dépit de Coralie qui me tannait pour savoir ce que je faisais pour revoir Tugdual.

Lors d'une de nos discussions skypées (fabuleux outil que l'informatique !), excédée par son insistance fort déplaisante, je finis par hurler que, si ça se trouve, Tugdual avait fait ça en ami, que je m'étais trompée, puis je raccrochai brutalement au nez de mon amie.


Fabuleux. Voilà que je me brouillais non pas avec une mais deux personnes chères.


Le lendemain de cette veillée fort agitée, après une nuit blanche comme celles qu'on doit à une conscience torturée, je me prononçai en faveur d'un petit message électronique à l'un comme à l'autre, pour m'excuser auprès de Coralie, et prendre à la rigolade la visite impromptue de l'objet de mes tourments, que je présupposai amicale.

Chose que je ne faisais jamais d'ordinaire, je tentai de me justifier sans en avoir l'air en expliquant la position délicate dans laquelle il nous avait trouvées, Coralie et moi, comme le résultat de quelques excès tardifs. Ce qui était l'exacte vérité, paraissait néanmoins sous ma plume (mon clavier) comme une affreuse maladresse. Mais mon instinct me dictait de refuser de traiter l'affaire avec légèreté. Le message partit donc, accompagné d'une invitation.

Car, pour déroger à mes méthodes assez directes de conquête, je conviai ou plutôt susurrai à Tugdual de m'accompagner à un concert que ni lui ni moi ne pouvions manquer, puisqu'il s'agissait d'un de nos groupes favoris : la Ruda Salska.


J'appuyai sur la touche Entrée pour envoyer mon message. Puis je passai le reste de la journée du jeudi, que d'ordinaire je consacrais à la taille des pierres, à valser entre mon atelier et mon ordinateur situé à l'étage, dans l'appartement, pour guetter sa réponse.


Ce manège de midinette, qui par ailleurs me garantissait des mollets de danseuse et un ulcère propre à concourir avec mon assureur, ne m'était pas arrivé depuis le lycée. J'en avais presque honte, mais je ne pouvais m'en empêcher : j'en étais à me ronger mes superbes ongles déjà coupés très courts pour les besoins de ma profession, lorsque je reçus un simple avis de lecture à 21 heures.

Mon anxiété redoubla alors, et ce n'est qu'à trois heures du matin (je me levais toutes les heures pour vérifier s'il m'avait répondu), que la réponse, laconique, arriva enfin :

« Salut, je suis en Belgique pour le travail. Pour le concert, je ne sais pas encore. Je t'appellerai. »

Aucune allusion à sa visite du dimanche ou à ma laborieuse explication, aucun mot d'affection, pas même une de ces petites blagues dont il était coutumier. Le grill venait donc juste de s'allumer, et il promettait d'être fort vif.

Que resterait-il de moi s'il ne me rappelait pas avant le week-end ?


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vendredi, septembre 08, 2006

20 - Week-end créatif

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C'est en vue de préparer ma collaboration avec Coralie, ma copine orfèvre de Nantes, que je montai à Paris ce mardi-là. J'avais soigneusement protégé le coffre de ma Mini pour ramener un bloc de lapis-lazuli et un autre de turquoise, dérogeant ainsi à mon sacro-saint principe dit de l'opale rose.

Ma théorie, enfin celle que j'exposai à mon assureur devenu verdâtre à cette nouvelle, était que, dans la mesure où je roulais en Mini, que je n'avais aucune étape à faire entre Paris et Rennes, et qu'en outre j'avais l'air de tout sauf d'un convoyeur de fond, je ne risquai guère de me faire «car-jacker» sur le bord de la route. Et puis, l'entrepôt de stockage auquel je me rendais était suffisamment pourvu de dispositifs de sécurité pour assurer la discrétion du chargement.

Ce que je ne lui disais pas, c'est que mon horoscope était tout à fait favorable. Je savais intuitivement qu'il serait tout à fait hermétique à cet argument pourtant hautement scientifique. En effet, on ne dit jamais assez que l'astrologie chinoise (oui, quand même, je reste sérieuse) est le fruit de plusieurs siècles d'observation et qu'elle demeure pour le moins infaillible. C'est une certitude que je partage avec ma cousine, et je crois que c'est à peu près la seule. Mais ce point commun est de taille.

Je m'acheminai donc par autoroute jusqu'à la capitale, que je trouvai ployée sous le poids des embouteillages, de la pollution et de la bruine poisseuse de ce mois de novembre. Les grèves des transports en commun faisaient la joie des laveurs de carreaux à la sauvette, que l'on ne peut pas davantage chasser qu'une mouche en été quand on a mangé du melon. Les deux heures que je passai à poireauter entre la porte d'Orléans et la porte de Bagnolet me furent néanmoins providentielles, dans la mesure où, l'oreille capturée par la radio, je pus entendre une mélodie fort agréable et peu commune, à savoir un mélange de cornemuses bretonnes et de percussions africaines.

Ce fut une véritable révélation.

Voilà ce que je rêvais de faire, sous forme de bijoux. Ce mélange de cultures, cet entrelacement du cosmos celtique et de la mystique vaudoue, des amulettes à double face.

Dès mon retour, je sortis les blocs de mon coffre, qui avaient effectivement échappé à la convoitise d'hypothétiques bandits en goguette, pour la plus grande joie de mon pauvre assureur.

Je suis convaincue que cet homme devrait changer de métier. Il porte sur lui les symptômes de l'ulcère à l'estomac version gouffre de Padirac. Les yeux globuleux, le visage luisant, les cheveux mous et pendants, les mains fébriles toujours enfoncées dans sa poche à triturer un pauvre carré de Cholet qui ne leur a rien fait... être anxieux à ce point, ça relève de la Faculté. Je suis sûre qu'il ne descend pas en dessous de 18 de tension. Il y a une contradictoin étonnante à faire ce métier-là quand on est une pelote de nerfs, quand même. Il y a pourtant quelques emplois réputés pour leur qualité apaisante, admirablement décrits par Georges Courteline dans Messieurs les Ronds de Cuir... Il faut qu'un jour je songe à lui offrir cet ouvrage, ne serait-ce que par acquit de conscience. Cet homme est en danger de mort, j'en suis certaine.

Une fois les amortisseurs de Mimi soulagés (Mimi c'est ma Mini, évidemment), je me hâtai de téléphoner à Coralie pour évoquer avec elle ma grande idée. Enthousiaste, elle me rejoignit le vendredi, et nous passâmes le week-end à dessiner, papoter, sans oublier de fêter notre indéniable génie avec la dignité qui convient, rue de la Soif, le samedi soir.

Il était dix heures le dimanche matin lorsque je me pris à le regretter amèrement. Ce n'est pas tant le mal de tête ou l'irrésolution digestive. Une fêtarde avisée sait pertinemment qu'en évitant les mélanges et en s'administrant deux Alka-Seltzer en fin de cérémonie, on évite partiellement ce genre d'inconvénient, en s'assurant toutefois de ne pas ingérer d'antihistaminique ou autre anxyolitique.

A cette heure, donc, tout au plus avais-je la bouche pâteuse, mais je dormais encore pieusement, et le réveil fut tonitruant.


Il faut signaler que ce jour-là, je fêtais mon anniversaire. Fêter est un grand mot, passé 30 ans j'avais renoncé à convier mes copains pour cette occasion funeste et parfaitement incongrue.


Donc, ce matin-là, à neuf heures et demie, un bon samaritain, qui n'était pas ma cousine, laquelle en chat échaudé se serait abstenue avec grand soin de me réveiller avant midi un dimanche, surtout celui-là; un bon samaritain, disais-je (Pierre Desproges a connu ces moments d'égarements digressifs et parlait d'insolentes interruptions par lui-même) eut l'idée benoîte de me faire la surprise d'un petit déjeuner fleuri au lit.

Comme je ne répondais pas, et pour cause, je m'étais couchée trois heures auparavant... enfin, couchée, c'eût été trop simple justement. Disons que Coralie et moi avions, vers six heures du matin, cherché le chemin du retour avec une persévérance confinant à l'héroïsme compte tenu du brouillard éthylique s'obstinant à obscurcir nos radars respectifs. Et, épuisées par notre baroud d'une demie heure (pour marcher cent cinquante mètres et monter un escalier, surtout monter un escalier), nous nous étions tout bonnement affalées, à peine déshabillées (quoi que notre tenue n'était pas à proprement parler de saison et se laissait volontiers prendre pour un modeste morceau de tissu), sur le canapé du salon.

Donc, comme je ne répondais pas en dépit de son insistance : il avait tout tenté, coups de poings, sonnette ininterrompue de trois minutes, téléphone, le brave garçon affollé de mon silence s'était résolu à enfoncer la porte par ailleurs simplement ouverte (ce qui était un miracle, dans notre état, nous aurions aussi bien pu ne jamais trouver le trou de la serrure pour y enfoncer la clef perdue au fond de mon sac).

Le pauvre, une fois la frayeur dûe à sa propre brutalité passée, eut un moment d'incertitude devant le spectacle qui s'offrait à lui... enfin... sous lui, pour parler juste, car la porte ouverte conjuguée à la force déployée avait fait de son mouvement un parfait tremplin vers notre position stratégique, et il avait lourdement atterri sur mon orteil gauche, provoquant une révolte inconsciente de mon corps engourdi et interrompant fort indélicatement mon sommeil (et non celui de Coralie que mon corps protégeait comme un rempart de cette intrusion subite).

Là, dans le canapé, à portée immédiate de ses mains jetées en avant dans le réflexe de parer sa chute, le visiteur recouvrait une montagne indécente de chairs roses et épilées. Au cours de la nuit, l'une de nous deux (laquelle ?), transie de froid, avait heureusement eu le réflexe de nous recouvrir vaguement d'un plaid orange et jaune, laissant juste entrevoir ce qu'il fallait de nos bras et de nos jambes qui pendaient en s'entremêlant curieusement, formant un tableau pour le moins équivoque pour un hétérosexuel moyen royalement porteur de croissants et de bouquet.

Pour mon anniversaire, Tugdual voulait une nouvelle fois me faire une surprise, et une nouvelle fois c'était lui qui l'avait eue.

Sortie de ma torpeur alcoolisée, je grognai de terreur, et, plus scandalisé qu'abasourdi, habitué qu'il était à ma fantaisie ordinaire, il s'enfuit.

Je mis plusieurs heures à réaliser que les roses jetées à terre sonnaient le glas de ce qui avait été une brève tentative de retrouvaille.

Coralie, fine mouche, imita admirablement la migraine qui m'avait épargnée, en me martelant le reste de la journée que, si je tenais à lui, je devrais faire le prochain pas.


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