lundi, septembre 18, 2006

23 - Renversement de situation

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Nous travaillâmes dans une ambiance franchement décontractée tout le reste du week-end.

Pendant que Tugdual faisait le marché, se lamentait sur l'équipement très insuffisant de ma collègue quant aux préparations culinaires et s'enfermait rageusement dans la cuisine alors que nous débouchions chacune notre deuxième bouteille de bière, le projet avançait à pas de géant.

Les dessins, les prototypes, les exclamations de joie fusaient tour à tour du bureau-atelier-salon de Coralie, et le fait est que nous avions de quoi être fières.

L'inspiration « métissage » était très au goût du jour, et nous la déclinions sous toutes ses formes. Non seulement le celto-africain ressortait fabuleusement, mais encore le slavo-amérindien et le sino-touareg alliaient éclat, sophistication, authenticité et esthétique... nous avions trouvé un filon de créativité et d'originalité idéal.

A peine avions-nous jeté un oeil à des magazines de mode, de haute couture, de tendances, nous nous jetions sur nos feuilles de papier comme la misère sur le pauvre monde, enthousiastes, assoiffées de gloire et persuadées de notre génie, nous congratulant mutuellement comme deux petites filles en train de réaliser l'idée du siècle...

Notre association allait porter des fruits fabuleux, nous étions déjà les pionnières du bijou semi fantaisie, nous allions en devenir les impératrices !

Enfin.


Tout bien considéré, l'association de nos banquiers allait peut-être nous permettre d'éditer cinq ou six parures en exemplaires uniques. C'est la conclusion à laquelle nous aboutîmes lorsque, enfiévrées, nous nous étions mis à calculer le prix de revient pour avoir une idée du prix de vente de nos merveilles... Un véritable gouffre, surtout qu'à ce tarif, les bobos les plus branchées resteraient circonspectes à l'idée de s'en rendre propriétaires...

Sur le constat de cette réalité tout à fait déprimante, nos mines dépitées s'allongèrent devant le plat triomphalement servi par notre jeune chef personnel : un Osso Bucco de la première qualité, digne d'un maestro de la cuisine italienne.

Le pauvre ne méritait pas cela... mais c'était plus fort que nous. L'appétit nous avait quitté avec la foi en notre projet, de sorte que, à demi-vexé, Tugdual tourna les talons pour visiter le Château de la Duchesse Anne et nous laisser en tête à tête avec une montagne de vaisselle, nos croquis éparpillés partout dans la pièce et un gros chagrin à noyer.

Comme il était plus de neuf heures et demi, que nous avions fini toutes les bières disponibles et qu'il n'était pas rentré, je me rendis à l'évidence, il fallait me préoccuper de son sort, et lui demander si possible de ramener un pack.

Nous pouffions encore à l'idée de sa vie d'homme au foyer totalement à nos ordres, lorsqu'il pointa le bout de son nez... totalement ivre.

En fait de Château de la Duchesse Anne, sa visite semblait avoir consisté à une inspection systématique des bars du quartier. Nous ne pouvions l'en blâmer, il est vrai, nombre d'entre eux étaient hautement fréquentables avec leurs marques de bières et de whisky très respectables.

La surprise le suivait de près : il fit entrer un autre jeune homme sur ses talons... Un copain de fac, nous dit-il dans une élocution un rien hésitante : Patrick.

Patrick, fort bel homme, tenait légèrement plus debout que Tugdual. Et il mangeait des yeux ma Coralie, qui le lui rendait bien...

Coralie étant un peu ma jumelle, enfin la jumelle de l'ancienne moi très aventureuse et pas du tout sage, je ne mis pas longtemps à réaliser que les lieux allaient promptement se transformer en suite nuptiale temporaire, et je tâchai de convaincre tant bien que mal Tugdual de sortir au restaurant avec moi.

Le bougre ne se laissait pas faire, loin de là, et il me fallut plus que de la persuasion, une autorité sans faille, pour le traîner hors du lieu du crime avant que Patrick ne réalisât le piège.

Chaussée de bottes extravagantes aux talons à l'altitude improbable empruntées à la garde-robe de Coralie, je m'accrochai littéralement au bras de mon chevalier servant, dont la langue était fort déliée en raison de son taux d'alcoolémie tenant du prodige, et qui, sentant mon corps chanceler contre le sien, m'entoura de son bras comme pour me soutenir. Mais c'était l'inverse qui se produisait. Et mon équilibre déjà menacé par l'audace des talons portés, les pavés mouillés, très glissants, ma légère griserie entretenue par les bières ingérées, devint si précaire qu'arriva ce qui devait arriver : nous nous affalâmes tous deux devant l'église Sainte Croix, sous les yeux ébaubis des rares passants ayant osé braver la pluie pour avaler quelques galettes.


J'étais tombée sur le côté, entraînant Tugdual dans ma chute, qui recouvrait à présent mon corps du sien, ses deux bras de part et d'autre de moi, les mains dans la boue.

Mon chignon avait heureusement amorti le choc, mais le bruit sec de la barette contre le pavé affola le pauvre garçon qui, sans se relever, m'appela d'un ton déchirant.

_ « Titiane ? Oh, Titiane, tu n'as rien ? Réponds-moi ! »

Un peu écrasée par sa masse, je manquais de souffle et cherchais surtout à trouver un appui pour nous relever... je ne répondis donc pas, ce qui l'affola encore davantage, au point qu'il entama une série de bouche-à-bouche et de massages cardiaques avant que je n'aie eu le temps de prononcer un mot.

Ce n'est que lorsque j'éternuai en direction de son visage qu'il comprit que j'allais très bien.

Il devait me reprocher longtemps ce silence bien involontaire et tout à fait innocent qui l'avait fait paniquer et se couvrir de ridicule... et de mes postillons douteux. Pour ma part, je m'étais bien gardée d'en rire, le trouvant si touchant et si délicat de s'inquiéter pour moi, si bien que je n'avais rien trouvé à lui dire, je n'avais pu le rassurer qu'en le caressant de la main, maculant ainsi sa joue d'une boue à la composition franchement suspecte...

Le tableau était complet, j'aurais voulu l'humilier que je ne m'y serais pas prise autrement.

J'avais beaucoup de chance qu'il ait plus d'humour que moi, car lui éclata franchement de rire.


Notre arrivée au restaurant dans cet accoutrement à demi débraillés, décoiffés et crottés, avait fait sensation, on nous avait soigneusement placés près de la cheminée, et nous avions finalement fait la fermeture. Mais nous restâmes silencieux tout le restant de la soirée.

Je me rappelle fort mal du restaurant, du menu, de la tête des serveuses ou encore de l'heure à laquelle nous finîmes par sortir pour entrer dans un bar, un peu plus loin, pour y égréner les heures suivantes.

Je me souviens seulement de ce délicieux silence, des fourmis dans mes pieds, dans ma gorge, de mon envie inextinguible de toucher sa main, de caresser sa peau, de me noyer dans ses yeux, de goûter ses lèvres, de me fondre dans ses bras.

Pour la première fois depuis des années, je retrouvais doucement le vrai goût des aliments, bouchée après bouchée je savourais le bonheur d'être en vie, près de lui, le regard brillant, les joues roses, le souffle court.

Je l'écoutais vivre en face de moi.


Et j'anticipais avec délice l'instant où nous nous coucherions, enfin, dans le canapé de Coralie. Naïve que j'étais...


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