samedi, septembre 16, 2006

22 - Les joies de la moto

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Pour tromper mon impatience, j'achetai les billets du concert, songeant que je trouverais toujours une bonne âme pour m'accompagner si d'aventure Tugdual me faisait faux bond. Et puis si je tardais trop, il n'y en aurait plus du tout.


Le vendredi s'acheva sans que j'aie de nouvelles de lui. Rompue par mes deux nuits blanches, j'étais dans un état de quasi somnambulisme, lorsque le téléphone sonna.

Coralie m'invitait à son tour pour le week-end afin que nous travaillions sur la collection que nous avions en tête.


La perspective des réjouissances que cela promettait aurait dû m'enthousiasmer, aussi Coralie avait écarté le combiné de son oreille de peur qu'un cri sauvage ne lui crevât le tympan, et elle n'entendit pas ma réponse désolée mais ferme.

Et comme je me surpris moi-même, je mis quelque temps à réaliser que je refusais, pour la première fois de ma vie, une occasion de m'amuser.

_ « Quoi ? »

Le dialogue qui suivit fut pour le moins confus. Etonnée, je ne savais trop me justifier, et puis je crois que j'avais réalisé deux choses très perturbantes : d'une part, Coralie me connaissait assez pour savoir que je ne refuserais pas une telle proposition sans avoir de sérieux motif au bas mot plus alléchant. Même pour l'amour d'un homme, je n'avais jamais tourné le dos à une copine en vue d'une java. Elle devait donc être ou passablement vexée, ou totalement affolée à mon sujet. D'autre part, la seule chose qui me faisait hésiter n'était pas le concert, qui n'aurait lieu qu'une semaine plus tard, mais l'anxiété avec laquelle j'attendais non de revoir Tugdual, mais qu'il me répondît.


Au sujet de Coralie, je me trompais. Elle était loin d'être vexée ou affolée. Elle se moquait ouvertement de moi, car elle avait sa petite idée sur mon emploi du temps impératif, et la seule chose qui l'inquiétât était le retard que prenait notre travail :

_ « Il faudrait qu'on soit opérationnelles pour la Foire Expo de Nantes, tu comprends ! Si on ne travaille pas maintenant, on est foutues ! Les fêtes arrivent, j'ai ma soeur et ses enfants qui débarquent pour les vacances, je ne vais pas pouvoir bosser beaucoup pendant deux semaines, il faudra que je rattrape mon retard... ça va être la panique et je ne suis pas du tout efficace en cas de panique : bref, on aura deux mois de retard sur le planning ! »

Excédée par sa litanie logorrhéique (car elle poursuivit sur ce ton geignard pendant au moins dix minutes sans interruption), je finis par lui signaler que nous étions toutes deux pourvues des outils nécessaires au travail en ligne : elle disposait même d'une planche à dessin numérique, et nous avions toutes deux webcams et scanners, ce qui nous permettait, par visioconférence, de nous entendre.

Ma propre mauvaise foi m'épatait.

Travailler sur des projets de cette nature exige d'être en contact avec la matière. Ce sont des métiers très sensuels. Tous les sens entrent en jeu. La vue, bien sûr, en premier lieu, mais aussi le toucher et même parfois l'ouïe. En effet, lorsqu'on crée un bijou à pampilles, ça n'a l'air de rien, mais si le son des pierres qui s'entrechoquent est déplaisant, il ne se vend pas.

Pour toutes ces raisons, je savais que mes arguments étaient d'une inanité confondante. Elle comme moi étions trop prises en semaine par nos activités respectives pour nous réunir, et le week-end suivant, je serais prise par le concert qui aurait lieu à Saint Malo, puis très vite les choses s'enchaîneraient et nous n'aurions pas le temps de nous voir.

En définitive, notre distance était un handicap considérable, et chaque instant passé ensemble était précieux.

Seulement, bohêmes comme nous étions, nous ne l'avions pas mesuré ni prévu, et nous étions sur le point de nous fâcher.

C'était trop bête.



Je soupirai. Après tout, j'avais mon téléphone portable. Et je pourrais consulter mes mails sur le site internet depuis l'appartement de Coralie.

_ « Ok, je viens. Mets les bières au frais. Ce week-end, on déjante à domicile ! »


Je fis mon sac en quatrième vitesse. J'étais sur le point de monter dans la Mini, quand je vis mon téléphone s'allumer, présageant la sonnerie salsa qui allait défier les lois de la discrétion citadine.


Je décrochai tout en empoignant la clé de la voiture : c'était Tugdual.


_ « Un instant, je mets l'oreillette, je suis derrière mon volant ! ». Un petit mensonge d'anticipation, rien que de très véniel.

_ « Je te vois très bien d'où je suis, tu sais. »

Le rouge me monta aux joues de façon stupéfiante.

Je le cherchai des yeux, l'observai s'avancer nonchalamment vers moi, son casque de moto sur le bras, refermant le clapet de son portable, et s'adresser à moi.

_ « Où pars-tu comme ça ? »

_ « Euh... à Nantes. Je rejoins ma complice de la semaine dernière. »

_ « Haaaaa. »

Le silence m'insupportait. J'avais essayé de lever l'ambiguïté, mais son Haaa sous-entendait toutes les turpitudes imaginables qui avaient dû lui venir à l'esprit.

Je dis la première chose qui me traversât la cervelle, inconsciente.

_ « Tu veux m'accompagner ? »

Il était maintenant à quelques centimètres de moi.

_ « Hum. J'arrive de Bruxelles. Je n'ai plus rien de propre, là.»

Gloups. Les images de son corps dénudé trouvant refuge entre mes draps venaient couvrir mon écran mental avec une persistance rétinienne fort dérangeante... M'accrocher à la prosaïque réalité. Vite.
_ « Coralie a une machine à laver, ce n'est pas un problème. Hop, dépêche-toi, mets ton sac dans mon... euh, sur les sièges arrière. Je t'emmène. »

_ « Si on prenait plutôt ma moto ? Je sors toujours plein de courbatures de ta voiture.»

Les hormones sont traîtresses. Quand vous auriez besoin de tout votre sang-froid, quand vous êtes déjà ébranlée de voir une attente s'achever brutalement pour être aussitôt remplacée par une autre, elles vous brûlent le bas des reins.

La moto de Tugdual. Argh.

_ « Hum... je file me changer alors. Une jupette au mois de novembre en moto... »

_ « En effet. Je monte avec toi. »


La nervosité fait un drôle d'effet à chacun. Moi, ça me rend extrêmement bavarde. Mais bavarde et maladroite. Aussi, comme depuis la salle d'eau je racontais à Tugdual mes derniers jours pour meubler le silence qui s'installait, je fis deux ou trois lapsus savoureux que je préfère avoir oubliés depuis... De ceux qui vous mettent dans un état de gêne absolue.


Lui me montra un visage indéchiffrable, de ces sourires indulgents et indifférents qui me rendaient folle.


Parée d'un pantalon de cuir et d'une parka signée René Derrhy, j'endossai mon sac à dos et chevauchai son engin avec un plaisir redoublé par la sensation de son corps contre le mien. Je serrai fort sa taille, collée à son torse, humant son cuir avec ivresse, étourdie par la vitesse.

Et j'arrivai chez Coralie gelée, trempée, défaite, car une veste signée a beaucoup d'allure, mais ne sait pas couper le vent.


Celle-ci nous reçut avec beaucoup d'affabilité, sans aucun commentaire sur notre rude goujatterie de ne l'avoir pas prévenue, et nous partîmes grignoter un kebab après une ou deux tasses de Viandox pour me réconforter.

Mais j'éternuais tellement fort en rentrant, grelottant et les yeux pleurant à flots, que lorsque nous dépliâmes le canapé de Coralie, celle-ci me proposa gentiment de dormir avec elle pour laisser Tugdual reposer en paix, en lui expliquant d'un ton charmant que si, pour notre première nuit ensemble, il entendait mes ronflements, elle se sentirait coupable d'avoir tué notre couple dans l'oeuf une deuxième fois.


Coralie a beau être une bonne copine, ses allusions me hérissèrent, et je ronflai copieusement à ses oreilles pour me venger tout le reste de la nuit.


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